Fernand Missonnier
Mon ami, Fernand Missonnier
Missonnier (Fernand), né à Pradelles (Haute-Loire) le 2 janvier 1908,
décédé à Bruxelles le 24 juillet 1966 - Promotion de l’Ecole Normale Supérieure 1927.
Proviseur du Lycée français de Bruxelles de 1958 à 1966.
Une amitié était née entre nous dès nos premières rencontres, dans la classe d’hypokhâgne du lycée Louis-le-Grand. Elle s’était prolongée et approfondie en une véritable affection, au cours de quarante années. La mort de l’ami ne saurait l’interrompre car elle vit toujours par le souvenir. Combien de fois, depuis la disparition de Fernand Missonnier, ai-je évoqué sa mémoire et me suis-je surpris à reconstituer silencieusement les traits de son visage, à me rappeler un mot de lui, une de ses attitudes, une de ses brusques colères, vite apaisées, un éclat de son rire franc et jeune. Par sa vivacité d’esprit, sa chaleur de cœur sa joyeuse exubérance, ses tristesses parfois, il était l’image de la vie même, dans ce qu’elle a d’imprévu, de spontané et de riche.
Il était venu du lycée du Puy, après avoir remporté à la fois un second prix de version latine et un second prix de version grecque au Concours Général. Son visage, encadré alors de cheveux un peu fous, était illuminé par des yeux de jais, brillants comme la braise, et ressemblait étrangement à celui de son compatriote Jules Vallès, dans le portrait qu’en a laissé Nadar. Sa remarquable facilité à apprendre le dispensait de l’effort qu’imposait à beaucoup d’autres la préparation du concours de l’école: il jouait du violon, chantait à la chorale du lycée, se livrait avec Marcel Mayssounave à de longues parties de pelote basque, aimait le théâtre et le cinéma et faisait connaissance avec Paris.
Nous fûmes cothurnes durant nos trois années d’Ecole et, pendant les vacances, nous nous retrouvions en Anjou chez mes parents, ou en Auvergne dans sa famille, pour les longues randonnées à bicyclette que nous aimions l’un et l’autre. Je connus ses parents, qui menaient, dans un village du Velay, la rude et noble vie des instituteurs de campagne et qui, endeuillés par la mort récente d’un fils aîné, entouraient, avec sa sœur, leur dernier fils d’une affection teintée de fierté. Élève de Jérôme Carcopino, il fut admis, après son agrégation et son service militaire, à l’Ecole française de Rome où il commença la préparation d’une thèse sur les Syriens en Occident au IIIe siècle. Il devait y connaître, chez le cardinal Tisserant dont elle était la nièce, celle qui devint sa femme, et dont la douceur sut donner à cette âme aussi prompte à la tristesse qu’à la gaîté un calme et égal bonheur que vint éclairer, au cours des années, la présence de cinq enfants, trois filles et deux garçons.
L’éloignement n’avait pas relâché notre amitié. Un an avant son mariage, comme nous avions fait ensemble le projet d’un voyage à travers l’Espagne, Fernand Missonnier était venu, de Rome, dans les semaines précédant la date des vacances, me retrouver à Fès, où enseignait aussi notre ancien cothurne et ami de toujours, Roger Le Tourneau. Déjà, tous les trois, au cours de notre première année d’Ecole, bénéficiaires d’une bourse Lavisse, nous avions fait au Maroc un voyage qui devait contribuer à orienter nos destinées. Après sa sortie de l’Ecole de Rome et une année au lycée de Reims, notre ami revenait nous rejoindre, accompagné de sa jeune femme et de son premier enfant, renonçant à une nomination flatteuse dans la classe de Première supérieure du lycée de Rennes, pour me succéder, plus modestement, dans la chaire de première du lycée européen de Fès. Il devait y rester cinq années, pour accepter ensuite la khâgne de Rabat, puis devenir, pendant deux ans, proviseur du lycée Mangin à Marrakech. Professeur excellent, aussi humain que cultivé et exigeant, très aimé de ses élèves, il n’eut aucune peine, comme chef d’établissement, à acquérir une autorité souriante qui lui valut l’attachement de tous.
Il avait regagné depuis peu la chaire de Première supérieure de Rabat lorsque, l’Afrique du Nord libérée reprenant sa place dans la guerre, il fut à nouveau mobilisé comme capitaine interprète de langue italienne. C’est lui qui, après la libération de Rome, reçut la mission de rouvrir le lycée Chateaubriand. Mais sa délicatesse naturelle et un désintéressement dont il a donné maintes preuves l’incitèrent à n’accepter cette offre qu’à la condition que revînt, après la fin des hostilités, le proviseur que la guerre avait éloigné de son poste. Il fut fier de remettre alors à M. de Montera un établissement florissant, qui eut la chance de le garder comme professeur de première.
Il y resta plus de dix ans, mais, après avoir refusé pour raisons de santé, un poste de proviseur en Afrique occidentale française que lui avait offert le recteur d’alors, il accepta d’aller diriger le lycée français de Bruxelles. Il se consacra à cette tâche avec enthousiasme. Conscient que les locaux, pourtant vastes, ne pourraient accueillir l’afflux d’élèves qu’il pressentait, il proposa à l’ambassadeur de France et obtint, avec lui, du ministre de l’Éducation nationale la construction d’un nouveau lycée, dont l’importance fût à la mesure de ses prévisions et dont la conception pût répondre aisément aux besoins d’un enseignement de qualité.
Sa santé, depuis plusieurs années, causait déjà à sa famille et à ses amis des inquiétudes qu’il repoussait d’un sourire, d’une plaisanterie ou d’un haussement d’épaules. L’organisation du nouvel établissement qu’il avait fait construire, les inévitables démarches et tracas administratifs qu’entraînait une si profonde mutation contribuèrent à l’aggravation de son état. Car, à mesure que passaient les années, le camarade dont nous ne cessions jadis d’admirer la vive intelligence et d’envier l’aimable nonchalance, s’affirmait de plus en plus exigeant avec lui-même, montrant un souci toujours insatisfait de la perfection du détail, trouvant dans l’accomplissement d’une œuvre qui devait lui survivre les joies inquiètes qu’inspire la création à qui pressent secrètement la brièveté de son destin. Après un mois de lutte contre la mort, il s’éteignait à Bruxelles, dans le lycée qu’il avait créé.
En écrivant ses lignes dans la pieuse fidélité du souvenir, je revis intensément toutes les années de notre amitié. Nous étions liés d’une fraternelle affection, que partagèrent nos épouses et nos enfants. Quand nous eûmes quitté l’un et l’autre le Maroc, si éloignés que nous fussions, nous savions que nos pensées se rejoignaient. Nous nous retrouvions avec allégresse au hasard des vacances, tels que nous étions aux jours de notre jeunesse. L’une de nos dernières rencontres, quand j’allais, en compagnie de Raoul Audibert, poser la première pierre du lycée de Bruxelles, reste l’un de mes souvenirs les plus chers: nous avions passé avec Fernand Missonnier deux journées d’une rare qualité.
Son amitié était pure. Il goûtait nos joies et les satisfactions que le destin pouvait nous réserver, plus profondément peut-être que nous ne faisions nous-mêmes. Croyant sincère, mari parfait, père affectueux et attentif, il montrait une fraîcheur d’âme, une spontanéité de sentiments, une délicatesse profonde que de malicieuses brusqueries tentaient parfois, bien en vain, de dissimuler. D’une excessive modestie et d’un désintéressement absolu, jalousement indépendant, d’une franchise nette et volontiers rude, il recélait une générosité naturelle et une intime douceur. Indifférent aux honneurs, il les avait reçus sans surprise et avec le plaisir qu’ils procurent à qui ne les recherche pas. La croix de Chevalier de la Légion d’honneur, le 12 mai 1958, et la rosette d’officier des Palmes académiques, le 5 juillet de la même année, avaient successivement attesté la qualité d’un enseignement et d’une action dont notre camarade eût été le dernier à faire valoir les mérites.
Il repose près de ses parents, au cimetière de Langeac, dans son Velay natal, près des monts sévères et des plaisantes vallées où s’était formée sa personnalité. Pour nous, qui l’avons connu et aimé, c’est un pan de notre jeunesse qui s’est écroulé avec lui. C’est une partie de nous-mêmes que nous ne cesserons de regretter jusqu’au jour où nous irons le rejoindre aux rives de l’éternel oubli.
Lucien PAYE Ministre de l’Éducation Nationale (Extrait de l’Annuaire 1969 de l’Association amicale des Anciens Elèves de l’Ecole Normale Supérieure)
Publié le mercredi 1 mars 2006 par Webmaster